Nous sommes la Forêt.
Nous portons une longue mémoire enfouie
au fond de l’âme. D’obscures réminiscences d’un
monde touffu et luxuriant. C’est un temps très lointain, presque
mythologique où nous pouvions vivre en vibration unanime avec le grand
souffle de Silva. Nous étions sortis, tout emperlés d’eau
salée et de sable scintillants. Il avait fallu apprendre à respirer,
à se mouvoir et la lente succession des gestes au pied des arbres en
fleurs nous avait enseigné la verticalité. Enfin, nous avions
trouvé l’aisance parfaite de la danse dans les branchages suspendus
par-dessus l’océan végétal ourlant la terre de ses
vagues émeraude. Une immense nostalgie nous envahit à la pensée
de rythmes paisibles, de fruits mûrs et savoureux à portée
de la main, de longes pluies salvatrices gorgeant l’humus d’une
sève aussitôt élevée vers le ciel, au fil de piliers
gigantesques et sans âge, gravissant les échelons du Temps pour
libérer les forces formidables de la Terre, porter les offrandes de la
fertilité à bout de branches et les présenter au Soleil.
Tout nous était offert à profusion et dans ce foisonnement de
formes, de couleurs et de sons, nous étions comme l’une des fibres
sous les écorces anciennes, à l’unisson avec la musique
issue de la grande Harpe aux couleurs d’arc-en-ciel. Oui, je m’en
souviens maintenant. J’étais parmi eux, j’étais un
enfant de la Forêt, et je n’avais d’yeux, de mains et de peau
que pour l’instant présent, comblé par la corbeille sans
fond et sans fin qui entourait l’horizon de ses mailles traversées
de soleil. D'où nous viennent ces réminiscences d’un Éden
d’autrefois ? Pourquoi s’être privé de pareille abondance
? Nous vivons désormais dans des cages de verre climatisées, nous
élevons des biodômes pour simuler la persistance de la perfection.
D’avoir fouillé les entrailles de la Terre pour en arracher le
sang noir, nous voici rejetés sur les plages de la trahison, comme de
vagues rebuts englués dans les vomissures de mazout crachés par
les évents de baleines de fer… Or, ce qui ne semble plus qu’un
vague souvenir merveilleux n’a jamais cessé d’être
un rêve éveillé : ce qui fut autrefois demeure. Mais en
sursis. Sous la poussée du cauchemar – puits de forage, ruée
des tronçonneuses, cortège pestilentiel des big trucks traçant
saignée après saignée – l’avidité ourdit
une conspiration de machines infernales pour fouiller le grand corps de la Forêt
et refouler ses derniers enfants avant de les enfouir dans l’oubli. Mais
voici qu’une voix s’est élevée. Ce n’est pas
même un cri, non, simplement une voix, calme et résolue, celle
d’ethnies enfin unanimes, montant des derniers lambeaux de l’immense
Silva. La voix de peuples paisibles mais obstinés, une voix capable d’inverser
le cours des choses et d’arrêter l’obsession démentielle
de dominer posséder la Forêt pour la réduire en un désert
des troncs calcinés et de terre éventrée. L'entendez-vous
cette voix venue du fond de la Forêt, du fond de votre âme ? Cette
voix est aussi celle de Sarayaku. Cette voix est la mienne. La vôtre.
La nôtre. Celle des Humains capables de savourer sans souiller, de prélever
sans dépouiller, de transmettre sans compromettre. Nous avons tant à
réapprendre pour retrouver le sens, la saveur et la dignité de
porter le nom d’Hommes.
Benjamin Stassen, écrivain-photographe
Auteur de Géants au Pied d’Argile (1993), La Forêt des Ombres
(1999), La Mémoire des Arbres (2003-2004), La Fête des Arbres (2005).